LES GILETS JAUNES : UNE OPPOSITION UTILE AU SYSTÈME OU UN « PRINTEMPS FRANÇAIS » ?

Franck BULEUX

La question de l’irruption depuis le 17 novembre 2018 des Gilets jaunes pose un problème fondamental quant à sa portée politique.

Avant le 17 novembre, le gouvernement d’Edouard Philippe manquait d’opposition politique, faisons à ce sujet un état des lieux :

  • la leader naturelle de l’opposition, puisque présente au second tour de l’élection présidentielle de mai 2017, Marine Le Pen, n’a pas obtenu de groupe à l’Assemblée nationale et manque cruellement de cadres, qu’ils soient nationaux ou locaux. Le score de 21 % au premier tour de la présidentielle est tombé à 13 % aux législatives, seulement un mois après, démontrant un manque d’ancrage et de fidélité électorale;

  • la droite libérale et gaulliste, ridiculisée avec ses 20 % à l’élection présidentielle car absente du second tour pour la première fois depuis 1965, n’a jamais repris pied ; sa kyrielle d’élus locaux (élus avec les scores impressionnants des municipales de 2014, départementales et régionales de 2015) cachent mal les départs vers LREM ou les soutiens au président de la République. Les grands vainqueurs de 2015, Xavier Bertrand, au Nord et Christian Estrosi, au Sud, ne figurent même plus parmi les membres de LR. On peut ajouter la défection spectaculaire de celui qui faillit devenir président, le successeur de Chaban-Delmas (dans la défaite comme à la mairie de Bordeaux), Alain Juppé ;

  • la gauche qui n’a pas franchi la postmodernité macronienne, le triumvirat, PS, PCF et EELV, à laquelle s’ajoute le pseudopode socialiste-tiers-mondiste Génération.s de l’ex-candidat résiduel à la présidentielle, Benoît Hamon, ne parvient même pas, ou à peine pour EELV, à franchir les 5 % des intentions de votes dans l’ensemble des sondages ;

  • la gauche traditionnelle, dite « insoumise » attend toujours le million d’insurgés aux Champs-Élysées promis par Jean-Luc Mélenchon, le lider minimo, dès 2017. Jean-Luc Mélenchon, sous la pression de son aile communautariste, n’a de cesse d’exclure les « nationaux-communistes » de son mouvement, ceux qui étaient probablement abonnés à la revue L’Idiot international de Jean-Édern Hallier au début des années 1990 tandis que l’ancien ministre à la formation professionnelle de Lionel Jospin achetait ses vignettes pour sa carte du PS ;

  • la « droite hors les murs », celle qui navigue à vue entre le RN et LR, a beaucoup de mal à trouver une réelle visibilité, tant médiatique qu’électorale et les 12 % de Philippe de Villiers, obtenus lors des Européennes de 1994, sont encore loin d’être atteints sans une alliance conservatrice et populiste.

Ce synthétique bilan a laissé la vie politique à LREM. Depuis juin 2017 avec sa large majorité à l’Assemblée nationale, les affidés d’Emmanuel Macron ont imposé leur tempo.

Favorisés par ce scrutin inique qu’est le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, nulle opposition n’a réussi à se faire entendre. En même temps, pour employer l’expression favorite de nos gouvernants et des médias, LREM dispose d’une aile droite et d’une aile gauche, alors pourquoi aller au-delà ? Contrairement à ce que l’on nous dit, le plus souvent les députés et les ministres LREM viennent d’ailleurs… Benjamin Griveaux fut élu PS de Châlons-sur-Saône, par exemple et lorsqu’ils n’étaient pas élus, ils travaillaient au sein de cabinets au service d’élus ou de ministres politisés. Société civile ? Non, ce sont les rescapés de droite et de gauche qui ont sauté dans le train Macron, d’ailleurs plus ou moins tardivement… La palme de la tardiveté dans la soumission à Macron revient aux ministres venus de LR, Le Maire, Lecornu et Darmanin.

Or lorsqu’il n’y a pas d’opposition politique, il faut bien que celle-ci s’exprime ailleurs. La nature a horreur du vide, comme l’affirme l’adage…

Prenons, par antithèse, l’exemple de nos voisins italiens. En effet, l’Italie, symbole concret de la victoire du populisme, a permis une réelle alternative grâce à l’union entre la Lega et le Mouvement 5 étoiles, c’est-à-dire entre deux mouvements opposés au système centriste social-démocrate mis en place par Matteo Renzi, poulain de la social-démocratie européenne.

Macron, d’ailleurs, ne s’y est pas trompé. Il incarnait, notamment, le Renzi français. Oui, mais Renzi est tombé à la faveur d’un référendum, puis de législatives anticipées qui ont donné 60 % à la coalition populiste transalpine.

Or, en France, il n’y a ni (ou si peu) référendum, ni législatives avec un mode de scrutin démocratique, c’est-à-dire où le choix des électeurs est respecté au prorata de leurs choix. La Ve République est le fruit de la volonté d’un homme, Charles de Gaulle, qui a souhaité une majorité à son image et strictement à celle-ci. Le terme « godillots » est apparu sous Mon Général et existe toujours. C’est ce que l’on appelle la « stabilité à la française ». Et il est malvenu de la contester !

Fort bien, mais cette « stabilité » est l’arbre qui cache la forêt. La France, comme se questionne l’hebdomadaire L’Express cette semaine, est ingouvernable. Nos présidents se limitent, bien malgré eux, à un seul quinquennat, Sarkozy fut battu avec 48 % en 2012 et Hollande n’osa même pas se représenter en 2017, craignant un score à un chiffre… Entre 1978 et 2002, aucune majorité législative ne fut réélue. Seule Nicolas Sarkozy modifia cette règle en 2007 en se démarquant de la majorité sortante incarnée par Dominique de Villepin. Depuis 2012, la règle de l’alternance s’est remise en place.

Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, la France est ingouvernable. Depuis 1978, l’alternance est permanente. Depuis 1988, des millions de Français ne sont pas représentés à l’Assemblée nationale, ou si peu…

Ce que l’Italie a réussi à faire par les urnes, l’alternative populiste, la France est incapable de le faire. Depuis 2002, scrutins présidentiel et législatif sont liés, consacrant la présidentialisation du régime, l’élection à la présidence précédant l’élection des députés. Sur les affiches des candidats qui soutiennent le Président récemment élu, même plus besoin d’indiquer une étiquette partisane, il suffit de faire lire « fidélité à la majorité présidentielle ».

Du coup, ce que l’Italie a réussi par les urnes, les Gilets jaunes tentent de l’exprimer dans la rue.

Mais à quel prix ? Sans moyens financiers, sans aucun soutien médiatique avec, au contraire, une féroce et farouche hostilité des soutiens du président de la République, les GJ parviennent à se faire entendre. Mais sans incarnation politique (le sondage paru cette semaine dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles leur donne 7,5 % des intentions de vote si une liste voyait le jour aux élections européennes du printemps prochain, ce qui est loin d’être négligeable).

Ce qui est grave dans notre « démocratie », c’est que l’opposition ne peut plus s’exprimer que dans la rue.

Le grand débat national permettra, nous n’en doutons pas, de ficher les Français en fonction de leurs questions. Ainsi, la maire LR de Montauban, Brigitte Barèges, fut copieusement sifflée par ses propres collègues d’Occitanie pour avoir évoqué le sujet de l’immigration. Donc, il est totalement inutile de participer à un grand débat où seuls les changements climatiques peuvent faire l’objet du discussion courtoise.

Par contre, il est temps de politiser le débat. Il est temps pour les GJ de passer à l’étage supérieur de l’action. Pourquoi ? Parce que nous avons vu, déjà ce samedi, les troupes communistes de la CGT prendre en mains certains cortèges. Il serait grave que les Gilets jaunes deviennent la courroie de transmission des mouvements installés en France depuis plus de 70 ans et qui se nourrissent dudit système.

Il est temps que les Gilets jaunes élargissent leurs slogans. « Emmanuel Macron, on va te chercher chez toi » est un slogan sympathique, mais après 10 actes, il va être temps de passer du théâtre à la politique.

L’Italie a ouvert le chemin, la contestation française doit avoir un nom. Le Printemps français, c’est déjà demain.