LE MYTHE DU « TURCO COMMUNARD » (I)

Avant d’entamer la lecture de cet article, je prie les lecteurs de bien vouloir recevoir mes meilleurs vœux de santé et de prospérité pour cette nouvelle année qui s’annonce peut-être sous le signe d’un changement politique et social majeur. Ce texte en deux parties (qui est une nouvelle version d’un article qui était paru sur le site de feu Métamag) abordera un aspect de la polémique autour du 17 octobre 1961 et a pour objectif de revenir une dernière fois sur la question de l’instrumentalisation mémorielle autour de la guerre d’Algérie et de la Commune de Paris. Correspondant Metainfos au Japon mes préoccupations se sont tournées vers l’Asie, et c’est pourquoi depuis l’ouverture du site, j’ai choisi le cadre eurasiatique comme fil directeur de mes publications, ces deux articles se situent donc hors de mon propos habituel et devront être considérés comme une parenthèse. Je laisse d’ailleurs le traitement de ces sujets difficiles aux historiens en activité travaillant sur ces questions, mon objectif est de répondre aux critiques, à un détracteur qui se reconnaîtra certainement mais aussi d’apporter des éléments de réflexion, de formuler un avis et de débattre courtoisement avec le respect mutuel des opinions c’est-à-dire comme il se doit entre gens cultivés, ce magazine étant ne l’oublions pas avant tout « le magazine de l’esprit critique ».

2019 : Une commune à l’envers ?

L’épisode historique ici présenté et son usage politique par des sympathisants de l’extrême-gauche, libérale ou bien-pensante ne nous éloigne paradoxalement pas de l’actualité. Le Turco algérien nous allons le voir est bel est bien une invention littéraire mise au service d’une idéologie, dont les thuriféraires paient aujourd’hui le prix de l’incompréhension de la société française. Les grandes révolutions du XIXsiècle ont été les vecteurs d’avancées politiques et sociales majeures, dont le suffrage universel (1848), une nette (mais insuffisante) amélioration de la réglementation du travail et de la protection de l’enfance (1874 et 1892), l’accroissement des libertés municipales (1884) et de la liberté syndicale (1884) sont le fruit des luttes menées par le peuple français contre un pouvoir central monarchique, impérial ou républicain réticent à donner des droits à son peuple. Ces avancées, qui en ont précédé bien d’autres, ne doivent rien à la main d’ œuvre étrangère, ultra-minoritaire à cette époque. Ainsi, vouloir associer impérativement un Turco algérien au mouvement révolutionnaire communaliste donnerait une dimension mythique et romantique aux luttes à venir comme préfiguration de celles-ci (guerre d’indépendance, association de l’immigration algérienne aux luttes sociales aux côtés du parti communiste français). Mais une telle icône n’a jamais existé. L’émigration algérienne n’était pas encore une immigration, mieux encore le peuple de Paris fédéré autour de la garde nationale recrutait parmi les classes laborieuses, les boutiquiers de la capitale et quelques étrangers d’origine européenne, soit un peuple urbain de travailleurs, que d’aucuns qualifieraient de nos jours péjorativement de « poujadistes » avant la lettre… Ce peuple-ci a depuis quitté Paris pour vivre dans la lointaine périphérie, et l’actualité de ces dernières semaines n’est rien d’autre qu’une sorte de « Commune inversée », une guerre contre Paris (et les grandes villes qui furent jadis communaliste comme Toulouse ou Marseille), car les néo-Communards se trouvent désormais très loin hors-les-murs. Le modèle politique et social de la République française (cet adjectif est fréquemment omis) paraît en fin de cycle : les nouveaux féodaux et leurs protégés habitent les grandes villes mondialisées épuisant les régions périphériques de leurs ressources au sens large. La fabrication d’un peuple de substitution pourrait conduire à une nouvelle « Guerre civile en France », mais Karl Marx n’est plus là pour nous en donner une interprétation. Le peuple qui se révolte aujourd’hui n’est pas celui inventé par les bourgeois révoltés, branchés, bohèmes de 1968, mais celui des enracinés et exploités de toujours…

La guerre de 1870, pourtant illustrée par des pages glorieuses, fait pale figure dans l’historiographie contemporaine entre le « faste » des conquêtes napoléoniennes et la dureté de la Première Guerre mondiale. Oubliés, sont les combattants sans visages de cette guerre. Parmi eux les tirailleurs algériens qui comptent : mille neuf cent cinq tués et blessés sur les deux mille huit cent dix comptabilisés entre 1842 et 1882. La guerre de 1870 – 1871 sera l’occasion pour une minorité de ces tirailleurs de vouloir s’installer en France. C’est le début d’une immigration minoritaire, de combattants français– qui comme plus tard les harkis – étaient attachés à la France. Ces hommes-là qui se sont battus pour la République ont eu le plus grand mérite et ont toute leur place dans notre société et notre histoire. Mais, cette héroïque contribution a fait l’objet d’instrumentalisations politiques…

Le mythe n’est pas l’histoire : les archives nous en apportent la preuve…

Les tirailleurs en Algérie

L’exotisme du recrutement et de l’uniforme des troupes coloniales suscita au XIXe siècle l’engouement de la fine fleur de la peinture et de la littérature française, qu’ils appartiennent ou non à la vague orientaliste (Alphonse Daudet, Delacroix, Henri Philippoteaux – qui accompagne Louis-Philippe, duc d’Orléans, lors de l’expédition dans la région de Médéa en avril-mai 1840 – Vincent Van Gogh, Horace Vernet, etc.). Pour bon nombre d’artistes, l’expédition d’Egypte de Bonaparte est encore vivace dans les mémoires, en particulier l’histoire du corps des mameloucks, un escadron habillé à l’orientale combattant aux côtés des chasseurs à cheval de la Garde impériale, sans oublier le célèbre Roustan, écuyer de l’empereur. Cette mode traversera même l’Atlantique, puisque les armées américaines de la Guerre civile (1861 – 1865) mettent sur pied des régiments de zouaves.

En France, l’histoire des tirailleurs est consubstantielle à la conquête du sol algérien. Très tôt, le général Clauzel, commandant le corps expéditionnaire, recrute illégalement des hommes de la tribu des Zouaouas (à l’origine par altération du nom commun attribué aux soldats des régiments de « zouaves ») pour former deux bataillons (1er octobre 1830). Le gouvernement français mis devant le fait accompli, entérina cette initiative par la loi du 9 mars 1831 et autorisa la formation de corps – essentiellement d’infanterie au début– de recrutement local et d’étrangers (Légion étrangère) à l’extérieur du territoire national.

Malgré un faible attrait des indigènes pour ces formations, le commandement français en Algérie parvint à maintenir l’activité de deux, puis de trois bataillons, en y associant des recrues de souche européenne. Le 11 novembre 1837, ces trois formations sont officiellement amalgamées au sein d’un « corps des zouaves ». Cependant, la dureté de la pacification– notamment les razzias des troupes d’Abdelkader – favorise les ralliements individuels ou collectifs d’autochtones, mais aussi de métis arabo-turcs et de Turcs. La présence de ces recrues expliquerait le nom de « Turcos » donné progressivement aux zouaves et aux tirailleurs algériens. Ces formations locales, dont les effectifs sont augmentés en 1840, seront officiellement intégrées l’année suivante dans trois bataillons (1841), puis trois régiments de tirailleurs algériens (1855). La préférence se porta rapidement sur une incorporation séparée des recrues locales et métropolitaines, mais le manque chronique de volontaires aptes obligea l’armée française à la mixité. Depuis lors, les bataillons de tirailleurs seront de recrutement indigène, et ceux de zouaves, mixte, voire métropolitain.

Au sein de ces unités, les chances de promotion des autochtones sont certes réduites, mais contrairement aux idées reçues – des hommes ont pu exercer des fonctions d’encadrement (l’article 3 de ordonnance du 7 décembre 1841 autorise les indigènes d’occuper les grades de sergents, caporaux, clairons et pour moitié, les grades de lieutenant et de sous-lieutenant). La promotion des officiers de recrutement local se fait au choix indépendamment des règles d’avancement de l’armée française (art. 9). Sur la recommandation de leurs chefs de bataillon, des Algériens ont pu s’élever dans la hiérarchie militaire, sans qu’il leur soit toutefois possible, au XIXsiècle, de dépasser le grade de capitaine (ordonnance du 31 octobre 1848). La maîtrise du français oral et écrit était un barrage, mais restait une nécessité : toutes les armées modernes s’appuient sur des cadres instruits pour la gestion quotidienne de leurs unités. C’est pourquoi, les « Français de souche » étaient affectés de préférence à l’encadrement (la majorité des officiers et des sous-officiers) ou à des fonctions annexes de logistique et de soutien (muletiers, infirmiers, armuriers). Préjugés raciaux et contraintes des armées modernes faisaient bon ménage.

Les tirailleurs en guerre

Après des débuts difficiles, le nombre des unités augmente significativement pour répondre aux besoins de l’armée française impliquée sur différents théâtres d’opérations extérieurs. Elles participèrent à la conquête de l’Algérie aux côtés de l’armée régulière et seront ensuite déployées hors d’Afrique (Crimée, Sénégal, Mexique). Les tirailleurs ont surtout été engagés dans de fréquentes opérations de contre-guérilla en Kabylie et ont été associés aux colonnes mobiles partant des villes-dépôts et ravitaillant les postes isolés. Les « Turcos » ont aussi été mobilisés pour des travaux de génie civil ou militaire.

Puis, lorsque la France déclare la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. Les unités de tirailleurs quittent leurs garnisons, s’embarquent pour Marseille ou Toulon, puis sont acheminés par trains jusqu’à leur point de ralliement : Starsbourg. Ils participent à la bataille de Woerth, le premier engagement majeur avec l’armée prussienne (6 août 1870). Les Turcos – qui combattent aux côtés des zouaves du 1er régiment – luttent par le feu et la baïonnette avec un courage et un acharnement exemplaires. Après un regroupement à Saverne, les Turcos en déroute se replient avec le reste de l’armée impériale vers Lunéville, Neufchâteau, et Châlons (15 août). Les survivants des régiments de tirailleurs sont reconstitués en bataillons provisoires. L’un d’entre eux, complété par une centaine d’hommes et d’officiers venus d’Algérie, se reforme à Paris avant de rejoindre l’armée de la Loire. Un autre, improvisé après la bataille de Woerth, marche sur Metz, puis se replie sur Sedan. Le 7 septembre, cinq jours après la capitulation de Napoléon III, les hommes de troupes sont séparés de leurs officiers et envoyés en détention en Allemagne. Les Algériens prisonniers ont mal vécu la captivité, en raison du froid, des maladies, de la brutalité et des vexations des gardiens. Seuls quelques tirailleurs parviennent à prendre la fuite en franchissant la Meuse à la nage. Ces évadés continuent le combat, certains défendent Phalsbourg assiégé. Les combattants qui n’ont pas marché sur Sedan rejoignent isolément ou par petits groupes des positions défensives de l’armée en déroute. Des Turcos se retrouvent à Strasbourg, à Bitche ou Verdun. D’autres s’agrègent à des régiments d’infanterie de ligne ou à des unités de circonstance. Bon nombre de tirailleurs vont de bataillon en bataillon, de ville en ville et la plupart décèdent des suites de leurs blessures.

Puis, on retrouve des tirailleurs algériens au siège de Paris, ils sont amalgamés à un régiment de zouaves (le 4e) et participent notamment à la sortie de Champigny, une offensive pour dégager Paris frappé de pénurie alimentaire, et tenter de rejoindre l’armée de la Loire que l’on croit victorieuse et en marche vers la capitale. Le plan prévoyait de la rejoindre par Fontainebleau, via Meaux et la Brie. Les soldats font une série de marches et de contre-marches en raison de la crue soudaine de la Marne (29 novembre). Le lendemain et pendant quatre jours, c’est la bataille de Villiers-Champigny. Le régiment contribue à la prise du plateau d’Avron, le 30 novembre. On le retrouve ensuite pour l’ultime tentative de sortie, le 19 janvier à Buzenval qui se termine en bain de sang. L’armistice surprend le 4erégiment de zouaves à Paris. Puis survint la Commune…

A suivre….