14 DECEMBRE 1702 : LA VENDETTA DES SAMOURAÏS D’AKO

Rémi VALAT-DONNIO, correspondant Metainfos au Japon

Un fait divers élevé au rang d’épopée chevaleresque

La vendetta des samouraïs du fief d’Akô (ancienne province d’Harima actuelle préfecture de Hyôgo) est plus connue en Occident sous l’appellation de « 47 rônins ». Une histoire désormais internationalement célèbre de samouraïs réputés pour leur loyauté à leur maître, des hommes d’une fidélité exemplaire qui les auraient conduits à donner leur vie pour laver l’honneur de leur clan.  Même si cette histoire a été largement reconstruite, elle n’en repose pas moins sur des faits historiques avérés. Le drame se déroule au début du XVIIIe siècle, période durant laquelle le Japon est réunifié depuis un siècle et pacifié sous l’égide du Shôgun. Après des décennies de guerres sanglantes, le port et l’usage des armes sont sévèrement contrôlés ; ils sont l’apanage quasi-exclusif des guerriers : les samouraïs. Les samouraïs sont ceux qui « servent » leurs maîtres (l’étymologie du nom vient du verbe « servir », saburaû), le Shôgun et le pays. Ils sont pour cela présentés comme des « modèles » pour la société : à la fois guerriers et administrateurs, leur éducation et l’étiquette qui régit leur vie sont rigides.

En 1701, deux Daimyos (seigneurs en charge d’une province et en relation directe avec le Shôgun) sont chargés d’organiser une cérémonie en l’honneur de l’Empereur en visite à Edo (siège du shôgunat, actuelle Tôkyô). Asano Naganori, seigneur du fief d’Akô  commet l’impair de blesser le maître des cérémonies, Kira Kôzuke-no-Suke-Yoshinaka (14 mars). Ce dernier généralement dépeint comme un être corrompu jusqu’à la mœlle se serait, selon la tradition populaire, montré arrogant et méprisant envers ces deux seigneurs, insuffisamment généreux à son goût à rémunérer son talent et ses services. Perte du contrôle de soi, agression à main armée sur un haut fonctionnaire de l’État dans des locaux relevant du Shôgun : Asano doit, sur l’ordre express de ce dernier, Tokugawa Tsuyanoshi (1646-1709), procéder le jour même au suicide rituel (seppuku). Décision qui souligne la seule responsabilité d’Asano Naganori, pour le Shôgun, il s’agit d’une sentence sanctionnant un crime de lèse-majesté commis en flagrant délit ; pour un regard extérieur, celle-ci passe pour une décision arbitraire prise dans la hâte et sans investigations sur les circonstances des faits. Ōishi Kuranosuke Yoshio, principal conseiller de la famille d’Asano prend aussitôt en main la sécurité des membres et des biens du clan menacés de confiscation (le fief reviendra au seigneur Nagai Naohiro, 1664-1711) et mûrit un plan de vengeance.

Les différents récits et le florès d’interprétations théâtrales ou cinématographiques ne sont pas avares de détails sur les conditions des préparatifs clandestins et de l’assaut final, ceux-ci ont été enjolivés et idéalisés à l’envi. La mise en scène la plus connue, popularisée par le théâtre kabuki, est l’œuvre principale de Takeda Izumo (1748). Il existe une traduction française régulièrement rééditée de l’épopée des 47 rônins, traduite par George Soulié de Morant en 1927. Ainsi, l’événement devient récit, et le récit, une épopée chevaleresque… Mais quelle épopée !

Alors qu’Ôishi Kuranosuke Yoshio vient de rassembler le clan, raconte George Soulié de Morant, 300 guerriers stupéfaits par l’annonce de la mort de leur seigneur sont assemblés dans un local du château d’Akô. Ôishi prend la parole : « Venger notre seigneur, voilà notre devoir. Ce que je propose, le voici. Nous allons jurer de ne reculer devant aucun danger pour tuer Kira et sa famille. Si nous n’avons pas réussi dans un an, c’est que l’entreprise est impossible. Nous nous réunirons alors devant la porte de la forteresse, ceux du moins qui auront survécu aux combats et nous nous donnerons la mort, montrant à tous notre fidélité. […] Je vais préparer un serment écrit avec notre sang. Revenez tous ici demain, à l’heure du Tigre, pour le signer. Pour aujourd’hui, nous allons nous partager le trésor du clan : il ne faut pas qu’il tombe aux mains de nos ennemis.» La séance terminée chaque samouraï reçoit 20 lingots d’or, puis l’assemblée se disperse. Le lendemain, seuls 63 rônins répondirent à l’appel et Ōishi de déclarer :  « Les épreuves que nous allons subir sont telles qu’une âme ordinaire ne saurait les supporter sans défaillir. En reconnaissant eux-mêmes leur faiblesse, ils m’ont évité le plus difficile des choix : c’est bien. Pour vanner le blé, il suffit de le laisser tomber au souffle de la brise. Le bon grain s’entasse d’un côté, la balle et les fétus de l’autre. » Puis, les loyaux samouraïs signèrent de leur sang le serment scellant leur sort pour l’éternité.  

C’est ainsi après ces mots grandioses que les plus fidèles à leur maître et à leur éthique de samouraï tentèrent et réussirent quelques mois plus tard un coup de main, lequel les exposa quasi-inévitablement à la peine capitale. La maison de Kira est prise d’assaut nuitamment au petit matin du 14 décembre 1702 : le maître et les hommes des lieux sont passés au fil de l’épée. Les rônins emportèrent la tête du maître des cérémonies sur la tombe de leur seigneur inhumé au temple de Sengaku-ji avant d’offrir leur reddition au Shôgun, geste qui met celui-ci dans l’embarras.

Une légitime désobéissance…

Juridiquement, la vendetta était illégale, car elle allait à l’encontre de la prohibition des règlements de comptes par le shôgunat, mais moralement légitime, car respectueuse de l’ancien droit coutumier des guerriers. Le Shôgun les fît condamner à mort en leur offrant une fin honorable, le suicide par éventration, en lieu et place de l’infamante décapitation. Le 4 février 1703, 46 des condamnés (le plus jeune ayant été gracié) se donnent la mort, et selon leurs vœux leurs corps ont été déposés auprès de celui de leur maître au cimetière du temple de Sengaku-ji.

Si l’on examine les faits en profondeur, on se trouve confronté à une réalité complexe. Avant l’agression, les deux parties se connaissaient. Kira et Asano avaient par le passé effectué une mission similaire sans incident. Ce que la tradition populaire passe sous silence ou ignore, c’est que le seigneur d’Akô aurait eu au cours de sa jeunesse un accident qui aurait laissé des séquelles psychologiques, un traumatisme peut-être renforcé par une personnalité instable. Il est peu probable que le maître de cérémonie, un vieil homme sans éclats, ait pu provoquer ou recherché le rapport de force avec Asano Naganori. Il s’agit bel et bien d’une interprétation visant à souligner l’iniquité dont aurait été victimes les loyaux serviteurs et leur suzerain, et peut être pour faire oublier la nature même de l’acte : une attaque commando nocturne pour assassiner un vieillard ! En outre, les témoignages historiques dépeignent différemment les motivations de ces samouraïs : le seigneur Asano n’était guère apprécié par ses serviteurs, et ce serait 58 guerriers (sur les 308 du clan) qui auraient prêté serment, non pas par simple esprit de vengeance, mais par réprobation du traitement injuste réservé à Asano par le Shôgun.

Car, selon eux, ce dernier aurait dû sanctionner les deux parties,en raison d’un précédent survenu en 1684. Un guerrier, selon l’historien Nakayama Mikio, en aurait blessé un autre au même endroit. Le premier aurait été tué sur le champ par un maître-officier du gouvernement et le second exilé. Enfin, seuls les criminels étaient exécutés ou contraints de se suicider à l’extérieur de leur domicile. Les conditions du suicide d’Asano ont été considérées comme un acte infamant. C’est pour ces motifs que les rônins ont souhaité laver l’affront fait à leur maître et à leur clan.

Ce geste symbolique revêt surtout une dimension politique et identitaire : il est un acte caractérisé de désobéissance. Cet engagement solennel n’est pas sans rappeler les contrats d’ikki, ces révoltes populaires conduites pour réparer une injustice commise par les autorités ou un seigneur, insurrections parfois organisées par des guerriers pour se faire justice eux-mêmes ; ces derniers étant trop fiers pour laisser le règlement de leurs différends entre les mains des pouvoirs publics, fussent-ils le gouvernement du Shôgun (lire sur ce sujet : Katsumata Shizuo, Ikki. Coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d’autrefois, traduction parue aux éditions du CNRS en 2011).

 ….animée par des motifs complexes

Toutefois avant leur prise de décision définitive, les rônins étaient divisés sur le mode d’action, certains mettaient en avant leur attachement personnel envers leur maître et penchaient pour un règlement immédiat du litige. D’autres, et en particulier Ôishi Kuranosuke, le meneur du groupe, penchaient pour l’attente avec l’espoir d’une réhabilitation de leur maison et le retour des biens familiaux à l’héritier de la famille Asano. C’est parce que cette option ne s’étant pas présentée que les 47 samouraïs ont décider de passer à l’action. 

Cette froide et habile, vengeance a été vivement critiquée par Yamamoto Tsunetomo (l’auteur du Hagakure) qui estimait plus conforme au code de l’honneur un règlement rapide du contentieux. Yamamoto Tsunetomo, fidèle serviteur du Shôgun (rappelons que c’est par respect envers la réglementation shogunale que Yamamoto Tsunetomo ne put accompagner son seigneur dans la mort : le suicide par accompagnement lui a été formellement interdit), mît peut-être en avant ce point de la coutume pour discréditer Ōishi et ses hommes qui n’auraient techniquement pas pu mettre au point leur riposte en de si brefs délais, au moment où Kira se trouvait sur ses gardes et bien protégé par ses hommes.

Néanmoins, le Shôgun a commis une grande maladresse, en ce sens qu’au Japon il est admis de sanctionner les deux parties lors d’un conflit (de nos jours, et j’en ai été le témoin, les protagonistes démissionnent), c’est pour cela que les suicides rituels avaient pour but de limiter les vendettas : l’honneur des familles lavé, les désirs de vengeance devaient être étouffés et dans le cas d’un passage à l’acte, celui-ci était sévèrement sanctionnée. Lorsque l’on méconnaît son peuple…

Ce qu’ils ont fait de leur vivant résonne pour l’éternité

Cette histoire eut un retentissement immédiat. Si les Japonais du début du deuxième siècle du Shôgunat y ont trouvé un exutoire à la rigidité du régime (surtout en matière de mœurs), le succès intemporel de ce drame tient à son authenticité. Les Japonais sont peu-être plus sensibles que d’autres peuples à l’engagement et au don de soi. Les paroles n’ont de valeur à leurs yeux que si elles sont suivies par un acte sincère. Quelque puisse être les motivations de ces rônins, c’est bien un sentiment positif, l’esprit de justice, qui les animait. Leur désobéissance était légitime et ils ont agi en pleine connaissance du sort qui leur était réservé. Ils ont préféré mourir dans l’honneur que de vivre dans la honte dans une société, et c’est encore le cas aujourd’hui au Japon, où pèse lourdement le regard des autres.

Un geste tragique de refus et de liberté face à une décision inique qui les condamnait à une mort sociale et au déshonneur, un geste qui résonne pour l’éternité, comme l’atteste les témoignages de respect et de dévotion encore porté par les Japonais sur leurs tombes.