Michel LHOMME
La capture de trois navires de la marine ukrainienne par les garde-côtes russes et le blocus du détroit de Kertch, qui sépare la mer Noire et Azov et empêche l’accès au port de Marioupol, ont réactivé une guerre non déclarée, gelée depuis 2014, une guerre qui aurait fait tout de même selon Les chiffres officiels environ 10 300 morts. Chaque jour, il y a des frictions, des escarmouches et des embuscades à balles réelles dans le bassin du Donbass, où les forces militaires de Kiev font face à deux mouvements séparatistes soutenus et armés par Moscou. Sur la base d’un traité signé avec la Russie en 2003, l’Ukraine a normalement le droit de naviguer sans restriction dans la mer d’Azov, mais Moscou réitère que les trois navires arraisonnés n’étaient pas autorisés à traverser le détroit.
En réaction, le président ukrainien, Petro Porochenko, a immédiatement proclamé la loi martiale pendant 30 jours, ce qui implique, entre autres, l’activation de la défense aérienne ukrainienne et le renforcement militaire des frontières avec la Russie. La décision est manifestement belliciste car le gouvernement ukrainien n’avait pas eu recours à cette loi, même après l’annexion de la Crimée et le soulèvement pro-russe à l’Est. En fait, l’Ukraine est en période électorale et il s’agit pour Porochenko de retarder le plus possible les élections prévues pour mars, pour lesquelles pour l’instant, il n’obtiendrait que 10% des intentions de vote.
En mai 2018, la Russie a ouvert un méga pont entre la péninsule et son continent qui a coûté 3 milliards de dollars, limitant le passage à travers le détroit des navires ukrainiens reliant Odessa, Marioupol et Berdyansk. Le pont est en effet tellement bas qu’il ne permet pas le passage des plus gros navires qui accostaient autrefois à Mariupol, une ville qui a du coup perdu 30% de son trafic et de ses revenus correspondants. L’intention finale de Moscou est d’annexer la mer d’Azov comme elle l’a fait pour la Crimée.
Depuis cette année, l’armée ukrainienne a doublé sa taille, passant à 250 000 hommes, tandis que les dépenses militaires ont augmenté de 2,5% à 5% du PIB, soit quelque 6,3 milliards de dollars.Cela ressemble clairement à la préparation d’une bataille. L’Ukraine est un conflit gelé qui a toutes les chances du coup de s’ouvrir en 2019. Or, pour la Russie, l’Ukraine est comme la Syrie, une question non négociable : elle ne saurait tomber dans les mains de l’Otan. Nonobstant, même si Kiev souhaite réactiver le conflit, ni Washington, ni Merkel ne sont disposés à la soutenir au-delà de ce qui est strictement nécessaire. Les preuves de la corruption des hauts responsables ukrainiens gouvernementaux sont sur la table et elles sont accablantes. En 2017, l’UE et le FMI ont suspendu la fourniture à l’Ukraine d’une aide de 5 milliards de dollars pour non-respect des mesures de lutte contre la corruption. Aussi, Donald Trump ne semble pas disposée à transférer des armes lourdes en Ukraine même si l’Occident impose de nouvelles sanctions à Moscou.
Porochenko tente d’impliquer l’Occident dans la défense de l’Ukraine. Il faut espérer que l’Europe ne tombe pas dans ce piège grossier. Or force est de reconnaître est que face à ce conflit, on note une absence de politique étrangère cohérente de l’Europe avec la Russie. La diversité des intérêts des États membres, le débat public sur la question de savoir si une armée européenne est capable de prendre ses propres décisions et les pressions exercées par les secteurs atlantistes pour un resserrement de la situation à l’égard de Moscou compliquent la situation. La confusion règne dans les chancelleries européennes et Macron en subit peut-être aussi aujourd’hui les conséquences avec le déclenchement sur le territoire français d’une « révolution colorée ». Ainsi, comme pour la Syrie, le conflit en Ukraine a montré de la manière la plus crue la faiblesse de l’UE en matière de politique étrangère. Dans ce cadre, l’appel à la désescalade explicitement annoncé par le ministre allemand des Affaires étrangères, Reiko Maas, est la proposition la plus novatrice depuis le début du conflit car Berlin a demandé non seulement à Poutine de freiner ses aspirations expansionnistes, mais a quasiment exigé la modération de la part des autorités ukrainiennes. Cet appel au calme a probablement plus de sens que l’option difficile, représentée entre autres par le président ukrainien, Petro Porochenko, de déployer l’OTAN pour mettre fin à l’expansionnisme russe. Une décision qui non seulement intensifierait le conflit, mais renforcerait le discours sur la menace occidentale de Poutine, et par voie de conséquence les risques d’un troisième conflit mondial.
La condition essentielle pour éviter un tel conflit est plus que jamais l’unité et le consensus entre Européens. La signature des accords de Marrakech sur les migrations montre qu’elle est loin d’être acquise. Avec les élections européennes, la priorité de l’UE serait de définir d’abord des priorités stratégiques non seulement en Ukraine, mais de manière globale et plus particulièrement en ce qui concerne le voisinage commun avec la Russie. Tant que l’unité européenne ne sera pas faite sur ce point, la politique étrangère de l’UE engendrera une incertitude et sera inefficace pour ses intérêts. Elle ne servira alors que les États-Unis dans leur volonté de déclencher un conflit ouvert avec la Russie sur le terrain européen. Or, au sein de l’Union, le débat se creuse entre d’un côté, les croisés de la nouvelle guerre froide et de l’autre, ceux qu’on pourrait appeler les eurasistes ou les poutinistes. En mer d’Azov, nous en sommes toujours au même point celui du contrôle stratégique de l’Ukraine, l’Heartland européen.
Notons que le conflit auquel nous assistons aujourd’hui ne peut être compris sans la révolution orange de 2004. A l’époque, le cycle des soi-disant révolutions de couleur en Serbie, en Géorgie, en Ukraine et, dans une moindre mesure, au Kirghizistan a été accueilli avec sympathie en Europe et interprété comme une continuation des révolutions de velours. Cependant, à Moscou, les révolutions colorées ont été analysées comme des coups d’État post-modernes induits par les services de renseignement occidentaux à des fins géopolitiques. D’où le réflexe spontané de certains analystes dont nous ne faisons partie d’envisager tout mouvement de contestation colorée de manière quelque peu conspiratrice. Pour Poutine, il existe en effet une ligne de continuité allant de la révolution orange aux sources arabes, aux manifestations à Moscou fin 2011 et au Maidan ukrainien et qui sait, aux gilets jaunes français ? Ce parti pris l’amène à se convaincre sans doute de l’existence d’un grand plan occidental dont le but ultime est la faillite et l’usurpation du pouvoir en Russie.
Nous posons donc la question :la décomposition de la France participe-t-elle d’un tel plan ? Tout grand événement historique est de toute manière par définition complexe tissée de grandes causes philosophiques et de causes secondaires comme le remarquait si bien à la fois Cournot et Alexis de Tocqueville.