GILETS JAUNES : ET SI ON APPELAIT L’ARMÉE ?

Michel LHOMME

Les jours passent et l’ampleur prise par les mouvements des gilets jaunes, mais aussi des groupes qui s’agrègent sur les manifestations ont généré une inquiétude sournoise. Ira-t-on jusqu’à faire appel aux armées ?

De toute évidence, la situation « insurrectionnelle » qu’a connue la capitale, mais aussi plusieurs villes de France a bien montré, comme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les limites des forces de l’ordre française. Ces limites peuvent d’ailleurs paraître curieuses parce qu’après tout, vu de l’extérieur, les casseurs restent en réalité peu nombreux. Deux choses sont en cause : d’abord, la lenteur et la lourdeur de la chaîne de commandement française qui remonte directement au préfet, ici notoirement incapable et puis les priorités humanitaires des ordres reçus qui surprendraient toute autre police nationale se retrouvant dans la même situation. Du coup et de manière aberrante, le soir même de la manifestation, le syndicat des policiers Alliance appelait à un renfort de l’armée et à l’instauration de l’état d’urgence.

Le renfort sera de toute façon nécessaire pour prendre la place des policiers et gendarmes normalement affectés à la lutte contre le terrorisme dans Paris ou à la garde des lieux institutionnels (ministères, assemblées) à la protection des ambassades (l’ambassade de Géorgie a par exemple eu très chaud samedi dernier). Le volume de Sentinelle devrait donc, dans un contexte persistant de menaces, repartir a la hausse, l’autre crainte du moment étant aussi que le terrorisme, qui n’a pas parlé depuis un moment, profite du désordre régnant pour refaire son apparition. Lundi matin, l’ASAF (association de soutien à l’armée française) qui rassemble de nombreux anciens officiers, avait suggéré que, si les forces de sécurité ne sont pas en mesure de protéger l’Arc de Triomphe, la mission devrait en revenir au détachement Sentinelle. La semaine dernière, le président Macron avait évoqué l’envoi de «  militaires  » en renfort sur l’île de La Réunion suscitant déjà suscité un certain malaise, même si le chef de l’État évoquait, semble-t-il, par ignorance, plutôt les gendarmes !

En tout cas en replaçant le maintien de l’ordre au premier plan, le malaise social risque de changer aussi la donne du budget des armées en entraînant forcément des réductions nouvelles. Quoi qu’il en soit, le recours à l’armée est dans l’air et cette situation inquiète déjà la haute hiérarchie militaire, qui redoute de se voir impliquée dans des missions qui normalement ne la concernent pas. La grande muette républicaine n’aime pas en effet le mélange des genres : le maintien de l’ordre et le contrôle des foules sont des missions des forces de sécurité intérieure, pas des armées.

Nonobstant, à la fin des années 90 et dans les années 2000, l’armée de terre française avait développé tout un savoir-faire en matière de «  contrôle de foules  » selon le terme alors choisi pour éviter celui plus problématique du maintien de l’ordre. Elle l’avait appris au Kosovo lorsque trahissant les Serbes, des fantassins ont été engagés dans de telles opérations. Ils étaient alors formés et équipés pour cela mais ce type de mode d’action a été abandonné dans l’armée de terre.

Aussi, l’idée de déployer des militaires en protection statique, comme le demandent les syndicats de police, ne résiste guère à une analyse tactique sérieuse : que se passerait-il en effet si des groupes de manifestants violents parvenaient à franchir des barrages de policiers et de gendarmes, et venaient au contact direct des militaires, par exemple aux abords de l’Élysée ? Quel serait alors le mode opératoire des militaires normalement aptes à tirer ? Macron se transformera-t-il en petit Thiers dont il a toute la figure ?

Une autre inquiétude surgit aussi dans les armées. Des militaires semblent sociologiquement (et surtout politiquement) très proches des gilets jaunes. Un général l’a reconnu récemment lors d’un direct : «  Nos caporaux-chefs ont les mêmes problèmes  que les manifestants ». Souvent provinciaux, issus des classes populaires ou moyennes, ils ont eux aussi des problèmes de fin de mois. Souvent célibataires géographiques, les militaires sont aussi confrontés à la hausse du prix du carburant. Les rares analyses électorales disponibles ont par ailleurs montré que, lors des dernières élections, les militaires votaient plus que la moyenne nationale, pour l’extrême-droite, le terreau intelligent de la contestation.

De fait, un vrai mécontentement social latent existe dans les armées comme dans la police et la hiérarchie militaire n’a pas cessé ces dernières semaines de répéter en haut lieu que leurs troupes doivent voir rapidement les effets concrets de l’augmentation du budget des armées, insistant en particulier sur le «  plan familles  » des armées.

Enfin, quelle que soit l’issue de la crise (et quel que soit le gouvernement qui sera aux commandes) une chose est claire : la réponse ne pourra être que plus de social à destination des catégories populaires et moyennes. Cela aura un coût, partiellement supporté par le budget de l’État, dans un contexte déjà très tendu et alors que la croissance économique ne sera pas au rendez-vous. Le tour de passe-passe sur le financement des OPEX dans le budget 2018, pris sur des dépenses prévues en amont et sur les taxes de la transition écologique n’est sans doute qu’un petit avant-goût de ce qu’il pourrait advenir. Or complètement affaiblie à l’intérieur, la France tente toujours de maintenir son rôle extérieur en étant l’armée supplétive de l’Occident au Sahel ou sur d’autres fronts du Moyen-Orient jouant d’ailleurs les gros bras qu’elle a de moins en moins. Le Charles de Gaulle est vieillissant. On ne parle plus trop de le remplacer. Si la France perd sa face militaire, que lui restera-t-il alors de sa puissance si ce n’est une gestion « romantique » de l’invasion des « réfugiés » ?