Michel LHOMME
On s’était parfois demandé comment finirait dans la rue la gauche des progressistes, des socialo-communistes, la bien pensance de nos pseudo-maîtres sorbonnards, les thuriféraires des revues Esprit, Actuel Marx et autres troglodytes philosophiques. Depuis le samedi 24 novembre, nous le savons. Alors que se jouait l’Histoire sur les Champs-Elysées, les « vieux compagnons d’Althusser à la Balibar qui nous ressassaient dans leurs amphis du « sens de l’Histoire », de « l’Histoire jugera » ont défilé mais ridiculement pour les femmes battues, allant jusqu’à faire en province du jogging pour la cause des femmes cautionnant ainsi les chiffres erronés de leurs manifestations pour discréditer encore plus le peuple et le mouvement des gilets jaunes. En somme, drapant les femmes battues de leur dialectique usée, le mouvement des gilets jaunes ne reflétait pour eux rien d’autre que le désespoir d’une classe moyenne en déclin. In fine, nos gauchards philosophes priaient les gilets jaunes de rentrer chez eux puisqu’eux, étaient évidemment les seuls dépositaires de la révolte.
Rampant depuis trois décennies dans les allées du pouvoir, ces raclures d’amphis n’auront pas compris qu’il y a des situations où les hommes prennent le risque de braver les plus forts pour sauver leurs raisons de vivre à savoir leur liberté et leur enracinement et qu’alors, ils trouvent de bonnes raisons de résister aux puissants assurés qu’ils ne sont pas irrémédiablement les plus faibles et que la force peut changer de camp. Qu’on obéisse à la force ou qu’on se soulève contre elle, les choses sont donc beaucoup plus mystérieuses.
On a tendance à croire que le peuple obéit, contraint par la violence du régime ou ce qu’on appelle le « système ». Mais, si on y réfléchit bien, le système est seul. Au mieux, il est soutenu par quelques gardes et quelques alliés. Le peuple a toujours pour lui la force du nombre. Il importe simplement qu’il en prenne conscience même s’il demeure le plus souvent soumis par l’ancrage politique de la domination économique. Au XVe siècle, La Boétie avait posé la question capitale : comment comprendre que des millions de personnes aient peur d’un dictateur et d’un tyran puisqu’en combat, au face à face, elles n’en feraient qu’une bouchée ? Il semblerait que le peuple accepte toujours d’obéir sans y être forcé. D’où cette idée surprenante : ce n’est pas la force du tyran qui contraint le peuple à l’obéissance mais l’obéissance du peuple qui fait le pouvoir du tyran. Nonobstant, le roi est aujourd’hui nu.
On peut tout de même se demander s’il est juste de dire que le peuple renonce de plein gré à sa force en obéissant au tyran ? Qu’est-ce que la force du nombre, en face de l’organisation, de l’argent et des armes de ceux qui sont prêts à employer une violence sans légitimité pour protéger leur puissance ? Aussi les hommes du peuple peuvent être désorganisés, chacun replié sur lui-même, chacun se sentant seul, impuissant et dépressif. L’anomie sociale travaille à un tel état psychologique du peuple. Ceux qui se croient alors impuissants ne tentent plus alors de résister ou de renverser les oppresseurs puisqu’ils croient à tort que cela serait voué à l’échec. Le sentiment d’impuissance des opprimés fait toujours leur faiblesse. C’est pourquoi ceux qui veulent dominer tentent d’empêcher le peuple de s’organiser. Ils s’efforcent de lui faire croire qu’il n’est pas mature pour cela, qu’il lui faut des leaders, des experts de la négociation (la racaille syndicale), lui faire admettre son infériorité, lui faire croire par conséquent qu’il est contraint d’obéir, de rentrer dans le rang, d’accepter la concertation.
Les hommes obéissent à ceux qui leur sont supérieurs en force – ou qui semblent l’être. Mais ils obéissent surtout à ceux à qui ils reconnaissent une autorité, une compétence. Après la contrainte, l’autorité est la deuxième cause expliquant l’obéissance. Mais qu’est-ce que l’autorité ? Le pouvoir d’imposer l’obéissance sans employer la force ou la menace. Une personne ou une institution a de l’autorité si on est prêt à lui obéir sans condition, sans discuter, si on lui reconnaît une autorité, une supériorité. Le fait même de lancer sur chaque réforme des consultations citoyennes est la preuve d’un manque crucial d’autorité. En régime républicain depuis Rousseau, seul un pouvoir instauré par le consentement de tous est légitime : seul un tel pouvoir a le droit de demander aux citoyens d’obéir aux lois. Mais quand la plupart des citoyens trouvent que le pouvoir est exercé contre leur intérêt et que les lois sont injustes et néfastes, il leur arrive, oui, de cesser d’obéir. Alors il n’y a plus de pouvoir.
Sous un gouvernement qui n’a plus le soutien du peuple, qui ne se maintient qu’en semant la division, la censure, la manipulation médiatique, la terreur idéologique, lorsque le peuple n’a plus peur, il se révolte. Il descend dans les rues, il bloque les carrefours, il entrave la circulation, il érige des barrages : il manifeste. Quand la police ordonne aux manifestants de se disperser, ils désobéissent et restent dans les rues criant même parfois cette absurdité politique « La police avec nous ! ». A ce moment là le pouvoir a perdu tout crédit : il n’est plus obéi. Soit il cède et entame une discussion, soit il tente de rétablir sa domination en allant plus loin dans l’épreuve de force. Parfois, il va – pensons à Thiers – ordonner à la police ou à l’armée de tirer sur les manifestants mais parfois aussi l’armée ou la police refusent de tirer sur la foule. Elles peuvent même se ranger aux côtés des révoltés. C’est l’impuissance du pouvoir. Une telle impuissance ne se travaille pas seulement par l’abordage mais aussi et surtout par le sabotage clandestin à tous les niveaux de l’application des lois du pouvoir. Il faut saboter.
Dans la plupart des cas, si les citoyens respectent l’ordre, les institutions, encore les gouvernants c’est parce qu’ils continuent quelque peu de les approuver, implicitement au moins. Sans être forcément enthousiastes, ils laissent faire le pouvoir sans y résister. Ils ne sabotent pas encore. Ils ne sont pas indignés au point d’exprimer leur révolte. Une telle indifférence ou fatalisme soutiennent le pouvoir. Mais quand un tel consentement tacite fait défaut, la domination ne se maintient que sur un fil. C’est le moment du sabotage. Le peuple se soulève quand la colère gronde et est plus forte que la peur. Il importe de passer immédiatement au sabotage clandestin du pouvoir et il n’y a pas à se demander si on a le droit ou non de se soulever : le peuple ne doit rien à un banquier haï, violent, qui le dépouille et lui vide les poches. Une révolution populaire, populiste (perçue comme légitime par le peuple que le soutient) n’est pas un coup d’État.
Toutes les révoltes échouent c’est un peu vrai à leur manière mais en se révoltant, ceux qui se sont révoltés ont prouvé qu’ils étaient libres même s’ils se sont révélés aussi être les plus faibles. Ils ont refusé de plier devant les puissants. Ils ont pris des risques pour se libérer d’une domination injuste. Ils ont montré que la soumission n’est pas inéluctable, que les peuples ne sont pas faits pour obéir. Ils ont prouvé qu’ils étaient les égaux des gouvernants en s’imposant sur une scène politique qui leur était fermée. Et il faut être bien compromis avec le pouvoir pour être incapable de saisir la dimension de classe du mouvement des gilets jaunes. Les gouvernants feignent aujourd’hui de les ignorer mais ils devront bien les prendre en compte ils ne pourront plus faire dorénavant comme s’ils n’existaient pas puisqu’ils n’ont pas réussi tout à fait à changer et à métisser le peuple comme ils l’envisageaient secrètement.
De fait, les gilets jaunes rendent visibles les injustices, les oppressions, les manipulations, les inquisitions en particulier médiatiques (la caste en particulier des journalopes), les abus de pouvoir. De fait, si les peuples restaient passifs, les gouvernants se croiraient tout permis. En se révoltant, les hommes rappellent aux gouvernements qu’ils ont besoin du consentement des peuples s’ils ne veulent pas s’enfoncer dans la tyrannie et périr. On parle souvent au nom du peuple ou du peuple sans savoir ce que le terme, très équivoque, signifie. Il faut bien maintenant remettre les pendules à l’heure et considérer qu’un peuple n’existe que lorsqu’il se déclare, dans un acte révolutionnaire de rébellion et que là il s’auto-organise spontanément effectivement dans le mouvement. Le peuple pose en effet une question plus qu’il n’énonce un concept : celle de la servitude volontaire et de l’obéissance formelle. Question qu’on retrouve non pas comme celle d’un philosophe politique inquiet et sceptique mais comme la question qu’est littéralement le peuple lui-même. Car si le mot “peuple” est encore disponible pour une politique de l’émancipation, c’est à la condition qu’il reste le nom d’une question, jamais réglée celle de la légitimité du pouvoir. Le peuple n’existe donc que lorsque des hommes, s’emparant du mot, se déclarent être le peuple, geste irréductible à toute explication sociale, à toute sociologie ou économisme de bazar. Le peuple est d’abord politique et séditieux. Le “peuple” l’est en ce sens politique qu’il naît d’un geste qui bien sûr s’ancre dans un cri, une souffrance, une indignation, mais qui suppose toujours un acte, une décision par laquelle des hommes, en se déclarant “le peuple” et en se révoltant exigent une transformation de l’ordre social dans son ensemble. On le voit, “peuple” est un performatif ; plutôt qu’une idée, il est une proposition : « we are the people ». En ce sens, c’est un mot intrinsèquement révolutionnaire, n’en déplaise à ceux qui veulent voir des chemises brunes partout ou un amas de beaufs aliénés, de « ploucs émissaires », ces “gens du peuple” qui renverraient à la partie la plus pauvre (hugolienne) de la société, qui la rapproche de la plebs romaine, pour les bobos la « populace ». Quand on dit que « le peuple français a gardé son esprit gaulois réfractaire », l’usage est assez fixé et le contexte suffisamment clair pour qu’on ne s’y trompe pas : en haut lieu et chez nos élites, on déteste le peuple. Le peuple dérangerait car il acclamerait les dictateurs, hurlerait contre les étrangers, vomirait les lettrés et les invertis. De cette position éminemment aristocratique (en ce qu’elle prétend savoir ce qu’est le peuple), on en arrive directement à vouloir libérer le peuple de lui-même par le concept spinoziste de « multitude ». Or au contraire, par son spontanéisme, le “peuple” maintient l’horizon de l’unité et l’enracinenent, une unité collective qui fait nation. Mais ceux là même qui ont cassé et dilué le territoire depuis tant d’années et n’avaient plus jusqu’alors que le »vivre ensemble » dans la bouche souhaiteraient effectivement aujourd’hui casser le mouvement populaire c’est-à-dire l’horizon de l’unité, vital pourtant à leur modèle démocratique. Ils rêvent d’une démocratie sans peuple, de la post-démocratie de surveillance, en fait de la dématérialisation du politique, de la dépolitisation du monde, du « peuple manquant » à la Deleuze. Manque de pot, le peuple manquant, cinquante ans après soixante-huit a décidé de tourner la page et de tout saboter. Sabotons et destituons au plus vite l’ordre établi et avec intelligence.
La plèbe est dans la rue. La police a fait usage de tirs à balles réelles sur la foule à la Réunion, de grenades mortelles à Paris, de snipers postés sur les toits des Champs Élysées. N’oublions pas que depuis Hollande, la police a le droit de tirer à balles réelles sur des manifestants insurrectionnels. Il faut se méfier et privilégier par conséquent les sabotages, celles des réformes en cours mais aussi en particulier des centres de surveillance et d’information, des serveurs informatiques, des communications du pouvoir, de toutes ses archives dématérialisées. Ce sont en priorité les serveurs et non pas les vitrines qu’il faut casser.
Le mouvement des gilets jaunes incarne une contestation radicale du système politique actuel. Mais il faut faire opérer à la lutte un deuxième saut qualitatif. En effet, la majorité de la population ne croit plus au système politique actuel. Certains sont pour la Sixième de République de Mélenchon, d’autres pour le tirage au sort, d’autres pour le rétablissement de la monarchie ou une dictature militaire, beaucoup n’ont pas en fait d’idées précises sur la question mais personne ne défend réellement le système actuel. C’est donc le point de moindre résistance qui cédera en premier si les événements passaient à l’étape suivante. La vraie question n’est donc pas économique, mais bien politique alors qu’on s’efforce médiatiquement de rester toujours dans l’idée d’un simple bras de fer avec le gouvernement pour obtenir de l’argent. Les divers syndicats et partis politiques font d’ailleurs tout actuellement pour maintenir le débat sur les questions économiques, sur un round de négociations. D’où posons la vraie question quelle alternative de décroissance proposer au système politique actuel ? Il faut pour la planète entière maintenant proposer quelque chose. Évidemment, l’extrême gauche n’a rien à proposer là-dessus puisqu’elle est depuis toujours enfermée dans l’économisme (c’est à dire l’idée de réduire toutes les luttes à de simples revendications économiques). C’est donc bien le sujet de la croissance infinie par la question écologique qui est posée, c’est la véritable question démocratique de l’argent que nous devons poser et chez les gilets jaunes, la question politique est nettement plus élevée que la question économique. Le mouvement actuel devrait s’élever peu à peu à la hauteur de tels enjeux.
Nonobstant, et prenons garde, il existe encore une marge de manœuvre pour les élites. Pour l’instant, la colère est dirigée non pas contre le système politique mais contre le gouvernement actuel. Il y aura donc la possibilité de changer de gouvernement, le salut par la dissolution. Les élites ont toujours des cartouches dans leur chargeur : Mélenchon, Le Pen Marine ou la petite, Marion, qu’elles pourront laisser gouverner si nécessaire afin de gagner du temps et faire baisser la pression le temps de trouver une solution, ou encore pour les utiliser comme bouclier en cas de nouvelle crise systémique mondiale prévisible pour 2019. Reste que ceux d’en bas ne veulent plus des élites actuelles, ni d’ailleurs de leur système de formation et de cooptation par loges, par grandes écoles, par haute administration.
Enfin, il y a une situation pré-révolutionnaire par le bas mais aussi par le haut par l’impossibilité flagrante pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée (voire l’incompétence manifeste d’un Castaner comme Ministre de l’Intérieur, l’inculture d’un Riester fils de « garagiste » comme Ministre de la Culture ou l’ineptie de la Garde des Sceaux). La crise des gilets jaunes est donc aussi par ricochets une crise du « sommet », une crise du modèle de la « gouvernance ». Une telle crise crée inéluctablement une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas en effet que « la base ne veuille plus », mais il importe encore que « le sommet ne le puisse plus ». (Cf Lénine, La maladie infantile du communisme, (le « gauchisme »), 1920). D’où prenons garde, la colère de la classe moyenne peut se traduire politiquement sans révolution, par l’entrée au gouvernement des partis populistes de gauche ou de droite (Mélenchon ou Le Pen) or c’est seulement ensuite, quand il apparaîtra aux yeux de la majorité que cette solution n’a pas marché qu’une révolution deviendra possible. Dans ce mouvement, les gilets jaunes marquent simplement un saut qualitatif dans la lutte radicale en France et dans le grand chambardement métapolitique à venir.