Michel LHOMME
Parler dans le vide et gérer la pénurie pourrait être l’avenir des démocraties occidentales devenues immergentes face à la combinaison d’atomisation sociale mais aussi de colonisation ethnique qui commencent maintenant ouvertement à les ronger. La mondialisation – exprimée par la déréglementation, le pouvoir croissant des marchés et la montée en puissance des banques centrales indépendantes – est en train de transformer radicalement l’Europe et la manière de faire de la politique. Nos gouvernants devront-ils s’habituer dorénavant aux huées, aux sifflets, aux jacqueries et aux casseurs ? Devront-ils entériner les stratégies du chaos, les manipulations d’attentats, la censure systématique, les arrestations préventives de masse pour tenter de contrôler la fracture sociale et le retour inattendu de la lutte des classes ?
Les électeurs ont d’abord été tous dépolitisés puis ils ont boudé les urnes. Dans le même temps, les dirigeants politiques ont cessé de considérer les partis ou les syndicats comme des corps intermédiaires et ils se sont présentés devant leurs électeurs comme de simples gestionnaires technocratiques. Cette relation de « retrait mutuel » entre les partis et les électeurs, c’est ce que la philosophe féministe Nancy Fraser appelait le « néo-libéralisme progressif ». Il menace de faire de la démocratie libérale un populisme hyper-média n’exerçant plus le pouvoir qu’en recourant à la médiation directe entre des individus isolés et des technocrates non élus. Aussi, après un siècle d’aspirations démocratiques et deux décennies de dépolitisation radicale, les électeurs abandonnent l’arène politique pour la rue et les ronds-points. C’est un développement alarmant et préoccupant parce que parallèle aux élites politiques de l’Europe que l’on voit se transformer en une classe professionnelle homogène, se retirant dans des institutions étatiques offrant une relative stabilité salariale dans un monde d’électeurs versatiles. Pendant ce temps, les agences humanitaires, les associations et les pratiques non démocratiques prolifèrent et gagnent en crédibilité, ayant pour modèle suprême l’Union européenne elle-même.
La France se retrouve ainsi secoué par cette transition vers la post-démocratie libérale car la structure de la Ve République, centralisée et présidentielle, fonctionne comme un faisceau de lumière verticale où tout débat politique converge sur Paris et le locataire des Champs-Élysées. En France, il n’existe pas de gouvernements régionaux capables d’atténuer les tensions générées sur l’axe vertical jacobin. Or le processus de dépolitisation libérale post-moderne a sapé les structures de parti anciennes et les structures syndicales sans les remplacer et par là a renforcé paradoxalement la verticalité hiératique du pouvoir élyséen. De fait, le pays n’a pas compris le modèle horizontal start up et associe des indicateurs alarmants d’atomisation avec des explosions spontanées et redoutables qui agglutinent des majorités considérables (77 % du pays soutient actuellement les manifestations de rue).
Ainsi les gilets jaunes ont-il généré un conflit viscéral entre le président et les rues françaises, une virulence sans précédent dans le demi-siècle depuis 1968. Le motif est de toute évidence constitutionnel : mandat reporté à cinq ans avec des législatives plébiscitaires, scrutin majoritaire uninominal à deux tours mais il faut aussi se rappeler comment Macron a remporté les élections de 2017 à savoir d’abord par un coup d’état de cabinet noir (l’affaire Fillon) et le soutien de Alain Juppé, (l’homme sans doute le plus détestable de la Cinquième République) puis il a imposé sa candidature sur une base sociale faible, manipulant le second tour et dynamitant toute la vieille garde politique par une campagne ultra-personnaliste, soutenue par la grande presse aux ordres du mondialisme. En une telle fracture idéologique, il était déjà évident à l’époque que l’opposition serait reléguée dans les rues françaises et que, dans le cas contraire, le projet politique de Macron déclencherait à terme une crise de régime .
La crise est aussi loin d’être terminée parce ce qu’aussi, l’échec économique de Macron est déjà programmé. Il résulte de choix opérés sur lesquels toute la classe dirigeante s’entête depuis des mois en ignorant par exemple d’autres modèles dont les modèles islandais, irlandais ou portugais.
Économiquement le programme économique de Macron n’est en rien novateur et n’est pas une révolution (titre de son ouvrage de campagne). Il consiste tout simplement en une version plus radicale de ceux qui ont déjà échoué, à savoir ceux de Sarkozy et d’Hollande – ce dernier avec d’ailleurs Macron en tant que ministre de l’Économie. Il est en fait le programme de la dépendance absolue aux exigences budgétaires de l’Union européenne. Il est le programme du refus de la souveraineté monétaire. Il est le programme de l’achat de la dette aux banques, du refus de l’emprunt d’État. L’austérité et la dérégulation ont accompagné, dans le meilleur des cas, des gestes sociaux compensatoires mais ils sont ridicules devant l’ampleur des dégâts en termes d’emplois, de pouvoir d’achat et de productivité qu’un tel programme produira.
Cette feuille de route impopulaire et européiste, Macron a tenté de la dissimuler dans son allocution par une mise en scène gaullienne (sans inspiration propre, il a plagié exactement avec ses trois parties le plan du discours de De Gaulle en 68), jupitérienne du pouvoir, une présidence fière et glaciale mais il n’a pas renié un seul instant ses allégeances à Merkel, le déroulement implacable de sa servitude à Bruxelles.
Mais le pire n’est pas là. Macron a en effet déjà fait des concessions notables à Berlin, sans convaincre une seule fois Merkel q’un plus grand engagement de l’Allemagne à l’égard de l’euro est essentiel, un partage de la richesse en Europe est nécessaire. Il n’a demandé aucune compensation à Merkel alors qu’il le pouvait parce qu’elle était affaiblie intérieurement.
En théorie, Macron pourrait encore rectifier le tir. Il n’a même pas atteint la moitié de son mandat et, en France, il existe une tradition de présidents qui rectifient leurs programmes après leur deuxième année de mandat (François Mitterrand en 1983). Mais Macron peut-il vraiment initier ce virage à l’envers ? Aujourd’hui, rien n’indique qu’il va et veut le faire. D’ailleurs que veut-il réellement ? Que sait-il ? Le président est un pur produit de l’élite parisienne : il est difficile de l’imaginer en train de défendre un ordre du jour social auquel il ne croirait même pas. De plus, son gouvernement peut difficilement faire face à la force combinée des marchés financiers, de Berlin, de la BCE et des torpilles de Trump en sous-main. Le président gouvernera donc désormais dans le no man’s land.
Cela risque de laisser la France dans une insurrection populiste permanente sous fond de casses de cailleras et d’islamisation rampante en cours. Les exigences des gilets jaunes sont contradictoires, mais impossibles à assimiler par l’establishment français. Bien que plusieurs militants sympathisent avec le FN, le gilet jaune est ce que l’on appelle en linguistique un « signifiant vide » capable effectivement de relayer une chaîne de demandes différentes, à la fois réactionnaire et révolutionnaire. À l’avenir, les gilets jaunes renforceront la droite radicale qui est déjà positionnée sur un modèle libéral, atlantiste et néo-conservateur avec le RN et Marion Le Pen.
En tout cas, il faut vraiment être stupide ou cynique pour croire aujourd’hui que « la révolte » ne sera qu’une flambée qui s’éteindra d’elle-même avec le foie gras.